jeudi 1 mars 2012

Politeia, partie II : démocratie et anarchie


Le concept d'anarchie est des plus équivoques en politique, surtout en politique moderne. Je ne traiterai pas de l'idéologie politique « anarchiste », mais de l'anarchie comme une tendance sociale vers une entropie destructrice. L'anarchie, c'est la voie sociale du « survivant ». Le « survivant » peut apparaître comme (1) celui qui est dominé par une volonté de destruction (cherche à se détruire par la confrontation mais détruit tout ce qu'il confronte) ; (2) celui qui est dominé par l'instinct de survie (se nie lui-même dans un esclavage psychologique). Ces deux modes du « survivant » sont sous-jacentes aux technocraties contemporaines, qui tentent de les neutraliser et/ou de les utiliser.

Le totalitarisme technocratique (partie I) s'entretient sur un fond d'anarchie sociale, qui est avant tout la lutte des intérêts individuels qu'elle exploite. L'ensemble de la société moderne se construit justement selon l'intérêt : l'intérêt des individus, des familles, des groupes de travailleurs, des groupes sociaux, etc. Puisque dans les faits les individus se regroupent et s'organisent pour faire valoir leurs intérêts (lorsqu'ils sont partagés), la gestion doit tenir compte des intérêts des groupes sociaux particuliers. Cependant, chaque discours est traduit en intérêt particulier, en préférence particulière, et est traité avant tout économiquement.

Le libéralisme moderne est l'idéologie selon laquelle l'État se doit d'être au service des individus, donc de l'intérêt des individus. Le bien commun, le bien public, c'est la somme du bien des individus. C'est une réelle réduction du public au privé, et nous sommes les enfants de cette réduction qui tue et la politique, et la philosophie. Pour le citoyen Grec de l'Antiquité (considéré justement comme un certain idéal de l'homme-politique) le bien public est en soi non-intéressé : il ne vise que la grandeur (l'expression de la volonté et de la force vitale d'une communauté d'humains). C'est pourquoi nous voyons une transformation, ou plutôt une dissolution, du politique dans la gestion des intérêts particuliers. Le communautarisme n'en demeure pas moins l'expression d'une volonté collective qui réclame son intérêt face à d'autres qui lui sont concurrents. Les nationalismes sont l'expression « survivante » de politique...

Ce que nous observons, c'est la victoire des gestionnaires sur les tendances nationalistes. Les tendances nationalistes apparaissant comme des intérêts particuliers, ils doivent être gérés et harmonisés au nom du nouvel idéal collectif (l'harmonisation des intérêts et des insatisfactions). La gestion de la société prend donc deux avenues : gérer les préférences que les individus manifestent et gérer les préférences que les individus devraient avoir (c'est bien le discours des technocrates : les nouveaux « spécialistes », moralistes). La première avenue tend plutôt vers l'anarchisme (libertaire) tandis que la seconde tend plutôt vers le totalitarisme paternaliste. Nous sommes donc au coeur de la démocratie comme frontière entre l'anarchie et le totalitarisme.

En somme, que devient le « bien commun », le « bien public »? Ce n'est plus une implication politique (le politique a laissé place à l'économique), mais une gestion des intérêts, une administration comptable de la machine économique qu'est devenu l'État. Les gestionnaires sont devenus des spécialistes en gestion des insatisfactions. La tendance « démocratique » donnera alors de l'importance non pas à la qualité des intérêts, mais à la quantité d'intérêts traduits en votes. Qui plus est, les intérêts sont maintenus en conflit, en guerre, ce qui facilite leur gestion (par une habile neutralisation). De plus, toute valeur sociale est traduite en intérêt particulier, donc il y a dissolution du « bien commun » ou « public ». Finalement, le sens même de « bien commun » devient le calcul utilitaire minimal : minimiser les insatisfactions, mis dans les mains des administrateurs de l'État technocratique.

Le cynisme est en soi le symptôme d'une anarchie tranquille. Pourquoi anarchie? Car il y a désabusement face à la légitimité des structures sociales en place, structures qui, vidées de leur sens (ou « idéaux »), paraissent de plus en plus absurdes. Cette perte de légitimité est l'essence même d'une réelle anarchie qui peut déboucher sur n'importe quel mouvement de révolte. Mais ces mouvements sont « endormis » (rassasiés) par « du pain et des jeux » : la satisfaction des besoins primaires et le divertissement. Si un de ces deux piliers tombe, plus rien ne retient la société de sombrer dans l'anarchie violente.

En ce sens, le peuple devient doublement « survivant » : aliéné par une machine qui construit et exploite sa dépendance (besoins fondamentaux nécessaires et besoins psychologiques « nécessaires » - les illusions de l'esprit ont autant de réalité que la souffrance réelle), il est maintenu dans un étant de « survie ». La soumission à l'utile est le symptôme de cet asservissement. La démocratie des travailleurs n'est qu'une organisation et utilisation du peuple comme travailleur.

N'étant toujours pas un réel agent politique, le « citoyen » est en état de survie, sur le bord de l'extinction. Ses excès de violence deviennent des réactions légitimes et presque nécessaire, placé en face d'un système qui le nie, l'ignore et travaille fort pour l'asservir.

Malheureusement pour l'histoire des idées et la philosophie, toute cette gestion sociale se réclame justement de la philosophie : elle est foncièrement utilitariste, même si elle n'en est qu'une expression primaire. L'utilitarisme pragmatique, matérialiste - sensualiste, de Jeremy Bentham se serait imposé comme idéologie morale - au sein des démocraties modernes.

Terminons sur cette note : une autre tendance totalitaire revient souvent chez les analystes de la démocratie : la tyrannie de la majorité. C'est une critique légitime du bien fondé du principe même de la décision en démocratie, où le critère de raison pratique revient à l'opinion d'une majorité. Mais cette critique ne vaux que pour le processus décisionnel, lorsque celui-ci est démocratique. Lorsque la démocratie est devenue technocratie, la tyrannie de la majorité prend une tout autre forme : c'est la tyrannie de l'intérêt majoritaire.

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