mardi 27 mars 2012

Orgueil des profondeurs

« Dès qu'on se pose des questions dites philosophiques et qu'on emploie l'inévitable jargon, on prend un air supérieur, agressif, et cela dans un domaine où l'insoluble étant de rigueur, l'humilité devrait l'être aussi. Cette anomalie n'est qu'apparente. Plus les questions qu'on aborde sont de taille, plus on perd la tête : on finit même à se prêter à soi-même les dimensions qu'elles possèdent. Si l'orgueil des théologiens est plus ''puant'' encore que celui des philosophes, c'est qu'on ne s'occupe pas impunément de Dieu : on en arrive à s'arroger malgré soi quelques uns de ses attributs, les pires s'entend. »

Cioran, De l'inconvénient d'être né, éd. Gallimard, 1973, p.197.

dimanche 11 mars 2012

Essai d'éthique, Partie V : Le principe d'accommodation.

Peut-on finalement échapper à la dissociation? Peut-on échapper au nihilisme?

Afin de dépasser la dualité entre la dissociation (thèse vitaliste) et l'association (antithèse éthique), j'en viens à proposer un troisième « mouvement » qui rejoint mon expérience de la méditation et du Taijichuan, un mouvement qui échapperait à toute dissociation, une synthèse qui rejoint le principe même du monisme matérialiste...

La dissociation étant au fond une pulsion fondamentale de l'être, le seul principe qui m'apparaisse contrer ou neutraliser cette volonté ne serait sensible que dans un état d'équilibre entre ces deux mouvements, un état de non-mouvement, de non-agir... un état de lucidité. Ceci me semble la seule possibilité pour que le mouvement soit originel, conscient et lucide, le seul qui ne soit pas une perte du soi dans l'autre, que ce soit en réaction ou proaction. Je nomme le mouvement réalisé dans un tel état l'accommodation (qui rejoint le principe Taoïste du non-agir).

 Ainsi, le mouvement « autre » de la dissociation est l'accommodation.

L'accommodation est en soi un mouvement d'ajustement qui conserve l'unité et l'intégrité du soi, en harmonie avec l'ensemble de la réalitéCe faisant, il demeure réellement un dans un tout, et ce en deux manières : un en lui-même et un avec l'extérieur, d'où l'état d'harmonie. L'harmonie doit nécessairement être un état indéterminé pour demeurer fluide selon les circonstances et la réalité qu'elle doit constamment écouter, accompagner.

Nous saisissons bien que l'accommodation est un principe de la réalité et qu'il se retrouve dans l'ensemble de celle-ci. La vie même n'est bien sûr pas seulement dissociation, mais manifestation de l'accommodation, qu'on appelle aussi adaptation. Notre synthèse ne devrait donc pas surprendre outre mesure.


Notons toutefois que l'accommodation est dénuée de toute connotation de sacrifice du soi pour l'autre (ou pour la réalité). S'il y a sacrifice (collapsing), il n'y a pas réelle accommodation, puisque l'intégrité du soi est délaissée pour satisfaire la réalité extérieure qui s'impose alors sur son propre état (il y a donc perte du soi). Ce qui caractérise justement l'accommodation est la constance de l'état d'harmonie interne (intégrité), fondamentale pour l'harmonisation avec la réalité. Ainsi, les réalités n'entrent jamais en conflit ; il n'y a pas de choc ni d'impact. Le « corps » perd sa connotation de « rigidité » pour se faire solide et malléable...


Cette manière d'être, tout en décrivant bien l'état de Taiji, réalise le principe fondamental et premier du monisme matérialiste : un état matériel indéterminé... Ainsi peut-on dire que c'est la seule manière d'être qui soit conforme à la réalité prise dans son ensemble, en toute lucidité. C'est une vie selon le principe même de l'apeiron. C'est finalement la seule réelle éthique (déduite d'une ontologie moniste matérialiste).

Lorsque Anaximandre laisse dans la pierre les traces de sa pensée, il insiste sur la nécessité du mouvement de la réalité, qui oscille entre la génération et la corruption. Si la génération est un mouvement de dissociation, la corruption est l'essoufflement de cet élan de dissociation ; c'est alors que ce qui apparût retourne à sa source, à un état indéterminé (sorte de substrat matériel). La dissociation est soumise à la nécessité temporelle puisqu'elle est « contre-nature », « contre-réelle ». Elle est temporelle, finie, déterminée. Pour Anaximandre, la corruption est la justice de ce qui apparaît : tout doit retourner expier sa faute originelle, sa dissociation de la réalité entière et originelle...

Notre éthique d'accommodation serait la seule perspective véritablement lucide face à la réalité, même si cette lucidité implique de se délaisser des illusions faciles qui sont le fruit de la dissociation. C'est vivre la vie pleinement sans s'y accrocher (y voir la valeur de la réalité, de notre réalité), sans peur de la fin de celle-ci, sans y chercher du sens, donc sans espoir. Vivre sans peur ni espoir, en toute lucidité. C'est certainement la seule perspective véritablement objective, et donc l'état nécessaire à l'esprit humain pour qu'il puisse réaliser pleinement une science de la réalité à travers sa propre vie.

Comprendre la réalité n'implique pas nécessairement la connaissance des causes aux apparences et aux phénomènes. Elle implique seulement la conscience éclairée de l'état de soi. La connaissance des causes sert au contrôle des phénomènes ; le contrôle des phénomènes est la meilleure excuse pour l'esprit qui refuse de s'accommoder ou de s'ajuster à ce qui est dans le respect de ce qui est. La science moderne est fondamentalement en non respect de l'être... mais elle est l'épiphénomène de l'esprit humain proprement vivant, en guerre pour faire valoir sa vie dans la réalité.

Peu se trouveront non offensés de se faire dire combien toutes les illusions humaines (et même humanistes!) contribuent à une morale nihiliste et agressive. Ce peut paraître une bien sombre critique. Elle est pourtant nécessaire pour dégager l'esprit humain de sa propre illusion bien naturelle et facilement « justifiée ». Elle n'est seulement aucunement justifiée du point de vue de l'idéal moral et de la responsabilité qui revient à tout être doué de conscience et de raison. Tout autre point de vue sera un éloge de l'inconscience et de la déresponsabilité.

Voici donc une éthique qui met fin au nihilisme.

*****

Essai d'éthique - Partie IV : L'association comme seconde dissociation.


Notre présentation du mouvement (volonté) de dissociation au sein même du vivant présente sa propre critique puisqu'elle expose son nihilisme inconscient. Nous tenterons ici de dépasser cet état de fait.


La première possibilité qui saute à mon esprit est celle d'un mouvement qui lui serait contraire. Cependant, simplement cerner le concept qui réfère au mouvement contraire à la dissociation est une entreprise périlleuse. En effet, avons-nous seulement un mot englobant l'idée? Le mouvement contraire pourrait se traduire ainsi : plus que la seule reconnaissance de la co-existence et la conscience de l'ensemble, ce mouvement serait un élan d'association de l'individu au tout (de la partie au tout)...


Le contraire de la dissociation serait un mouvement d'unification (ou d'association), une pulsion à l'accord et au retour à la source, un retour à l'origine. Il ne faut pas s'étonner si le champ lexical rejoint celui du mysticisme. Les mystiques parmi les philosophes enseignent justement un monisme, même s'il n'est pas matérialiste. La seule réalité qu'ils reconnaissent est celle de la divinité, celle de l'esprit. Des méditations sur les Sermons d'Eckhart ou même l'Éthique de Spinoza sont plus qu'éclairants.


Cependant, le mystique apparaît parmi les vivants comme celui se délaissant le plus de la valeur de sa vie, qu'il dédie à une cause supérieure (il mène une existence fondamentalement éthique). On peut y voir avec raison la négation, ou le refus, d'un état de fait qu'il cherche à dépasser. En un sens, on peut le voir à son tour en dissociation ; ne vie-t-il pas en isolation, en ascèse justement?


De plus, loin du mystique qui sacrifie sa vie pour une esthétique ontologique, le mouvement d'association ou d'unification peut être simplement vu comme toute tendance à l'uniformité au sein d'une société, auquel cas le « tout » n'est plus tant « la totalité de la réalité » mais « l'ensemble de la réalité sociale » de l'individu. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'impose la pression sociale? Ce mouvement ne serait alors qu'une suppression de la volonté d'individuation, qui se réalise justement par dissociation... Mais alors que le mystique se pose comme idéal éthique d'abnégation de l'individu dans le « tout cosmique », la volonté d'association commune, celle induite par la pression même de la société, se pose comme une éthique minimale, une éthique de conformité qui n'est aucunement synonyme de lucidité. 


Quoi qu'il en soit, cette volonté d'association, qu'elle soit seulement socialisante ou mystique, bien qu'elle nous présente une autre possibilité du vivant, une possibilité déjà plus éthique, demeure toutefois un mouvement d'opposition : il nous apparaît encore en réaction. Son élan d'association ou d'unification se fait en dissociation de son ego ; malgré tout, il demeure un élan (pulsion, volonté) qu'on peut critiquer comme étant un simple détournement de l'élan vital, la dissociation...


Pourra-t-on finalement échapper à la dissociation? Ce sera notre défi.

vendredi 9 mars 2012

Essai d'éthique - Partie III : Le nihilisme de la vie

Si la vie, comme toute ce qui est, participe d'un mouvement de dissociation, la dissociation n'a pas besoin d'être valorisée puisqu'elle s'impose elle-même comme valeur de facto. Une part de lucidité impliquerait alors de reconnaître cette valeur essentielle (qui est liée à l'essence de l'être). Tous les principes de la réalité sont des valeurs qui s'imposent bien naturellement... Mais ce n'est pas une raison de ne pas être critique face à ce mouvement bien naturel.

Puisque la vie est une dissociation, il est donc naturel pour tout vivant de valoriser ce par quoi il se définit : la vie. La valeur fondamentale et universelle de tout vivant est la vie. Il la chérit, la protège, la manifeste et la propage. Aussi, il regarde avec suspicion tout ce qui manifeste ou valorise une indifférence à la vie et (à juste raison) voit en horreur tout ce qui voue une haine de la vie (un niveau de dissociation de plus).

Pourtant, la réalité en elle-même est indifférente à la vie.

Par leur valorisation d'eux-mêmes, les vivants se placent au-dessus du reste des étants (êtres). Ces autres, qui ne participent pas de la vie, n'ont en soi aucune valeur : il revient aux vivants de les utiliser pour l'expression d'eux-mêmes (prenant ainsi une valeur marchande, utile). La vie s'impose comme maîtresse de la réalité et les humains ne sont que le comble de cette valorisation égocentrique et nihiliste.

Se valorisant elle-même, la vie nie la valeur du non-vivant. Nous nous imposons comme « maîtres et possesseurs de la nature » au nom de notre volonté de vivre. Nietzsche a bien raison de nommer celle-ci « volonté de puissance » ou « volonté de domination ». On ne saurait mieux dire. Cependant, elle impose sa valeur par dissociation, par discrimination.

Nous répondrons donc à Nietzsche et à tous les vitalistes, ceux qui partent de la vie, en tout et pour tout, et retournent à la vie. Notre but est de dépasser la valeur de la vie, sans la nier. Notre éthique doit dépasser cette réduction naturaliste (ou vitaliste) du simple vivant, auquel cas elle n'est plus morale. Notre idéal, en tant qu'être conscient et lucide, ne peut ignorer les implications sur l'être que le vivant impose inconsciemment. Si la vie s'impose comme valeur de facto, reconnaître la place de la vie dans la réalité nous place dans l'indifférence ou le détachement du fait pour considérer le principe qui la suppose, cette volonté (pulsion) de dissociation, et voir s'il y a possibilité d'un principe qui lui est supérieur. L'éthique ne vise pas la justification d'un état de fait, mais le dépassement de cet état par sa critique et la recherche d'un idéal. Si la pensée peut le réaliser, c'est qu'elle a un fondement réel peut-être plus profond que l'apparence factuelle.

Essai d'éthique - Partie II : Mouvement de dissociation

Le principal problème que pose le monisme matérialiste pour la pensée est celle de la génération, donc de la création et de la naissance. Commençons donc par définir ce que serait ce mouvement de génération par un commentaire classique (école aristotélicienne) de la pensée d'Anaximandre. Notons que l'école d'Aristote critique et s'oppose à cette conception de la réalité, chose que je ne développerai pas pour l'instant.

Commentaire de Simplicius : « [Pour Anaximandre,] la génération ne se fait pas par altération élémentaire mais par dissociation des contraires sous l'effet du mouvement éternel » (Commentaire sur la Physique d'Aristote, 24, 13). On parle ici de « séparation ou de discrimination déterminante ».

Une vulgarisation s'impose. Simplicius remarque que le processus de création, donc de génération, au sein du monisme matérialiste n'est pas un transformisme élémentaire, comme le soutenait le maître d'Anaximandre, Thalès (pour qui tout vient de l'eau élémentaire). Pour Anaximandre, la réalité perceptible émerge d'un état indéterminé ; cette séparation (ou discrimination) est déterminante, dans le sens qu'elle détermine une réalité hors d'un tout indéterminé. Cependant, cet état déterminé n'est que temporaire, car il finit par retourner à son état originel, indéterminé. Il dégage ainsi la principale loi de la nature : celle de la corruption ou du retour à l'état originel, qu'on peut aussi appeler état neutre, harmonieux, voire la paix.

Tous cela est bien métaphysique et abstrait. Cependant, cela devient plus intuitif lorsqu'on réfléchit sur le phénomène particulier qu'est la vie. La vie ne porte-t-elle pas en elle son processus de génération et de corruption? (Oui, pour Anaximandre, on pourrait dire que toute la réalité est vivante, en quelque sorte.)

Il est intéressant de remarquer que l'essence de la vie (comme de tout ce qui vient à l'existence selon Anaximandre) se trouve dans un mouvement de dissociation, donc d'opposition. Elle naît en se plaçant en contraire d'une réalité qui lui est étrangère : non vivante. L'organique émerge de l'inorganique ; l'inorganique lui est premier, est sa source, son substrat. La plupart des physiciens, chimistes et biochimistes s'entendront sur cela.

Même si le mouvement de dissociation n'est pas conscient, il intervient en quelque sorte comme une « loi » nécessaire au sein de la réalité (Heidegger présente un beau commentaire à la fin de son oeuvre Chemins qui mènent nulle part - La parole d'Anaximandre). Cependant, que penser du principe de dissociation s'il est le fondement de ce qui est? Quelle éthique en déduire? Faut-il valoriser ou se dissocier de la dissociation?

[Note à moi-même : revoir l'explication et la finale du texte; approfondir l'exemple de la vie au lieu de partir sur d'autres considérations car c'est plus nébuleux que nécessaire.]

Essai d'éthique - Partie I - Présentation

La perspective matérialiste n'est aucunement dénuée de spiritualité. Habituellement, nous opposons la perspective de l'esprit (de la pensée, des idées) sur le monde à la perspective du corps (des sens, perceptions, observations) sur le monde. Ce monde que nous tentons d'atteindre est la réalité, soumise à la conception que nous en avons. Si notre conception de la réalité est si fondamentale à l'ensemble de l'entreprise humaine, elle mérite qu'on s'y attarde un peu.

Je me trompe peut-être, mais il m'apparaît que deux hypothèses se sont démarquées et succédées dans l'histoire des idées sur cette question. La première est le monisme et la seconde, le dualisme. Le monisme pose qu'on puisse réduire l'ensemble de la réalité qu'à un seul substrat (il n'y a qu'une seule réalité), tandis que le dualisme en pose deux (il y a deux sortes de réalités).

Sur cette question, je tente d'appliquer la sagesse d'Ockham et tente d'éviter de multiplier les réalités pour expliquer la réalité. C'est pourquoi je soutiens comme hypothèse de départ (méthodologiquement) le monisme. Cependant, même si nous posons qu'il n'y a qu'une réalité, il n'est pas si évident de la déterminer...

Nous pouvons difficilement faire l'économie de l'idée de matière, peut importe sous quelle forme elle se retrouve. Le seul problème avec cette idée, c'est qu'elle induit intuitivement que la réalité est nécessairement sensible, associant le concept de matière à celui de corps. Beaucoup de matérialistes sont en fait des « atomistes » (ou tout autre terme plus précis, comme « corpusculistes »), mais cela ne justifie pas de réduire le matérialisme à l'atomisme, ni la matière au corps.

Une hypothèse originelle (et originale) du matérialisme voit dans la matière une réalité englobante qui explique à la fois ce qui est et ce qui peut être. Son état peut être déterminé (en un corps) ou indéterminé (en un potentiel, pourrait-on dire). Cette hypothèse pense la réalité déterminée comme un état particulier d'un substrat dont l'état naturel tendrait plutôt à l'indétermination. Notre problème avec l'état indéterminé, c'est qu'il nous est inaccessible par les sens (imperceptible car non déterminée), mais seulement indirectement par déduction et réflexion (observation du mouvement et des changements). Le phénomène le plus éclairant à ce propos est la vie, ou de manière plus générale, la génération (création) et la corruption.

Mon essai se penchera sur la question de la spiritualité, des idées et des valeurs au sein d'un monisme matérialiste tel que présenté afin d'en dégager une éthique. Selon une perspective moniste, il n'y a qu'une réalité. Ainsi, la spiritualité, les idées et les valeurs doivent être en accord avec la réalité matérielle, donc en unité avec celle-ci, puisqu'elle en sont des « modes » ou des expressions (et non pas l'expression d'une réalité autre). Une telle éthique aura comme ambition d'en finir avec le nihilisme.

jeudi 1 mars 2012

Politeia, partie III : solution au Néolibéralisme

L'idéologie néolibéraliste est pleinement démocratique dans le sens qu'elle joue dans ses deux tendances (l'anarchie et le totalitarisme) pour en faire une synthèse. Elle cultive l'anarchie dans l'égoïsme de l'homme économique purement pragmatique et calculateur. Elle cultive en même temps le totalitarisme dans l'administration économique mondiale, qui impose la lutte des intérêts individuels au nom d'un intérêt transcendant qui les dépasse tous, l'intérêt économique. Voilà pourquoi les néolibéraux sont à la fois anti-démocrates (en forme) et pro-démocrates (en fond).

Néolibéralisme. Forme : technocratie. Fond : anarchie.

L'idéologie néolibérale se veut l'aboutissement de la démocratie dans la synthèse de ses deux tendances fondamentales. En un certain sens, on peut la voir comme la « voie naturelle » de la démocratie.

La solution à la démocratie (comme simple frontière et état temporaire entre deux tendances a-politiques) serait la politeia. http://en.wikipedia.org/wiki/Politeia La politeia est un réel régime politique et non une façade à l'économie. La politeia, c'est littéralement la politique. Disons que c'est la démocratie lorsqu'elle est réellement politique, lorsque le coeur de celle-ci est le citoyen (agent politique partageant le pouvoir avec son égal) et non le travailleur, salarié ou contribuable... (À ne pas confondre non plus avec le représentant de la démocratie représentative). Évidemment, « citoyen » devient alors un titre de mérite chargé d'une responsabilité sociale et politique car il est responsable de la grandeur de la « cité ».

La solution à l'État moderne démocratique se trouve justement dans l'idée de la Cité-État. La politeia n'est possible que dans une « Cité ». Mais qu'est une Cité? Pour bien en saisir l'idée, nous devons revoir notre conception de l'administration des sociétés humaines.

On peut voir la politeia comme une idéologie au même titre que le néolibéralisme. Elle serait alors l'idéologie concurrente à cette dernière, la volonté d'échapper aux deux tendances de la démocratie que le néolibéralisme réalise : l'anarchie et le totalitarisme.

J'appelle ici « sociologie des grands nombres » ma réflexion sur la société compte tenu de l'état démographique des communautés contemporaines. Mon hypothèse sera la suivante : nous nous situons à une période charnière et déterminante de l'histoire humaine où le sens même de la politique (ou du citoyen) est en jeu et tente de survivre à l'idéologie dominante (néolibéraliste) et dont la solution se trouve dans la politeia.

De nombreux penseurs ont traité du problème humain post-industrialisation ; je me fais l'économie de commenter cette littérature fertile. Cependant, si une chose est certaine, c'est la transformation des organisations humaines suite à l'inflation et la concentration des communautés humaines, ce qui nous amène à revoir le sens de la politique. Par tradition (moderne?), son sens aboutit à l'État moderne, l'idée même du totalitarisme. Ainsi, la tendance politique de la modernité fut la concentration des pouvoirs en une superstructure économique, l'État, qui représente idéalement l'« intérêt des citoyens ».

Cependant, dans une telle structure sociale, l'agent politique cesse alors d'être le citoyen, car il a délaissé sa fonction à une classe politique administrant la « chose publique » pour son « bien ». Nous avons bien traité de cela dans les parties antérieures (surtout la première partie).

Ce que je veux maintenant pointer, c'est la tendance à concentrer les centres de décision pour une fin administrative. Cette tendance va de pair avec l'idéologie dominante : le néolibéralisme (la social-démocratie n'étant souvent qu'une forme de gestion néolibérale). La seule solution possible qui soit réellement politique est la déconcentration des centres décisionnels et administratifs dans le but d'atteindre l'auto-gestion étendue des affaires humaines, d'où l'idée de la Cité-État. Ceci implique une tendance contraire à la spécialisation technocratique des individus. Ceux-ci gagneraient en sens au lieu d'en subir la réduction forcée tout au long de leur éducation et de leur vie.

Il est impératif de mettre fin à la spécialisation de travailleurs administratifs et représentatifs. Les représentants ne sont pas un problème en soi, tant qu'ils n'en fassent pas profession ; de même pour les administrateurs et gestionnaires. Ce sont des tâches qui doivent être partagées car ce sont des tâches politiques. Tous devraient y avoir accès également, pour un temps limité, ce qui implique que tous y prennent part comme une responsabilité communautaire fondamentale. Implication, partage, responsabilité. Aucune personne ne gagne à réduire au minimum son implication et sa responsabilité au sein des affaires de sa vie. C'est maintenir et justifier un état infantile, servile et parasite, tout ce qui va à l'encontre de l'intérêt de tout être raisonnable.

Le raisonnable s'impose au sein d'une vie publique puisqu'il en est une exigence fondamentale. Si nous ne réduisons notre sphère d'action, donc de moralité, qu'au privé, nous cessons d'être des agents politiques. La politique est l'extension de la morale, une morale impliquée publiquement. Face à la morale privée, nous retenons nos jugements, laissant à chacun la liberté de déterminer ses propres exigences (face à lui-même et face à ses proches). Réduire la vie humaine à ce territoire, c'est lui enlever une grande part de sa dignité.

Nous verrions vite combien l'expérience est un facteur positif et valorisant ; il ne serait pas étonnant de voir nos anciens et sages être des conseillers. Je vous renvoie à méditer l'Éthique à Nicomaque et les Politiques d'Aristote (pour ne pas nommer la République de Platon!)... Ce qui est certain, c'est qu'ils ne seraient plus rejetés comme des denrées épuisées dont la seule valeur vient de leurs besoins exploités par un monde de consommation.

On me reprochera mon idéalisme. Tout en ayant raison, ils auront tort d'en faire un reproche. Certes, l'idée et la solution que j'ai exprimée (idée = idéal) se veut explicitement une idéologie concurrente à une idéologie qui domine notre société. L'erreur bête dans ce reproche, c'est de placer comme « réaliste » l'idéologie dominante, qui est en soi une idée, un idéal. C'est un paralogisme triste, nihiliste, celui du « naturaliste » (il peut prendre d'autres noms).

Réduisez votre monde à ce qui est, vous vous abrutissez car vous niez votre esprit : la capacité à regarder les réalités possibles et celle de porter un jugement pour affirmer celle qu'il faille choisir, la meilleure réalité possible. C'est le seul moyen de réaliser quelque chose : rendre réel une idée. Demeurer dans le simple constat de la réalité, c'est reconnaître son incapacité à penser, à réaliser, à vivre. C'est la différence entre se faire vivre par la vie ou faire vivre la vie. Voilà ce qu'est la philosophie.
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J'espère que cet essai vous aura fait méditer sur notre réalité sociale. Excusez mon manque de méthodologie et mon style lour, typique des premiers jets. Voilà pourquoi c'est un essai...

Merci!

Politeia, partie II : démocratie et anarchie


Le concept d'anarchie est des plus équivoques en politique, surtout en politique moderne. Je ne traiterai pas de l'idéologie politique « anarchiste », mais de l'anarchie comme une tendance sociale vers une entropie destructrice. L'anarchie, c'est la voie sociale du « survivant ». Le « survivant » peut apparaître comme (1) celui qui est dominé par une volonté de destruction (cherche à se détruire par la confrontation mais détruit tout ce qu'il confronte) ; (2) celui qui est dominé par l'instinct de survie (se nie lui-même dans un esclavage psychologique). Ces deux modes du « survivant » sont sous-jacentes aux technocraties contemporaines, qui tentent de les neutraliser et/ou de les utiliser.

Le totalitarisme technocratique (partie I) s'entretient sur un fond d'anarchie sociale, qui est avant tout la lutte des intérêts individuels qu'elle exploite. L'ensemble de la société moderne se construit justement selon l'intérêt : l'intérêt des individus, des familles, des groupes de travailleurs, des groupes sociaux, etc. Puisque dans les faits les individus se regroupent et s'organisent pour faire valoir leurs intérêts (lorsqu'ils sont partagés), la gestion doit tenir compte des intérêts des groupes sociaux particuliers. Cependant, chaque discours est traduit en intérêt particulier, en préférence particulière, et est traité avant tout économiquement.

Le libéralisme moderne est l'idéologie selon laquelle l'État se doit d'être au service des individus, donc de l'intérêt des individus. Le bien commun, le bien public, c'est la somme du bien des individus. C'est une réelle réduction du public au privé, et nous sommes les enfants de cette réduction qui tue et la politique, et la philosophie. Pour le citoyen Grec de l'Antiquité (considéré justement comme un certain idéal de l'homme-politique) le bien public est en soi non-intéressé : il ne vise que la grandeur (l'expression de la volonté et de la force vitale d'une communauté d'humains). C'est pourquoi nous voyons une transformation, ou plutôt une dissolution, du politique dans la gestion des intérêts particuliers. Le communautarisme n'en demeure pas moins l'expression d'une volonté collective qui réclame son intérêt face à d'autres qui lui sont concurrents. Les nationalismes sont l'expression « survivante » de politique...

Ce que nous observons, c'est la victoire des gestionnaires sur les tendances nationalistes. Les tendances nationalistes apparaissant comme des intérêts particuliers, ils doivent être gérés et harmonisés au nom du nouvel idéal collectif (l'harmonisation des intérêts et des insatisfactions). La gestion de la société prend donc deux avenues : gérer les préférences que les individus manifestent et gérer les préférences que les individus devraient avoir (c'est bien le discours des technocrates : les nouveaux « spécialistes », moralistes). La première avenue tend plutôt vers l'anarchisme (libertaire) tandis que la seconde tend plutôt vers le totalitarisme paternaliste. Nous sommes donc au coeur de la démocratie comme frontière entre l'anarchie et le totalitarisme.

En somme, que devient le « bien commun », le « bien public »? Ce n'est plus une implication politique (le politique a laissé place à l'économique), mais une gestion des intérêts, une administration comptable de la machine économique qu'est devenu l'État. Les gestionnaires sont devenus des spécialistes en gestion des insatisfactions. La tendance « démocratique » donnera alors de l'importance non pas à la qualité des intérêts, mais à la quantité d'intérêts traduits en votes. Qui plus est, les intérêts sont maintenus en conflit, en guerre, ce qui facilite leur gestion (par une habile neutralisation). De plus, toute valeur sociale est traduite en intérêt particulier, donc il y a dissolution du « bien commun » ou « public ». Finalement, le sens même de « bien commun » devient le calcul utilitaire minimal : minimiser les insatisfactions, mis dans les mains des administrateurs de l'État technocratique.

Le cynisme est en soi le symptôme d'une anarchie tranquille. Pourquoi anarchie? Car il y a désabusement face à la légitimité des structures sociales en place, structures qui, vidées de leur sens (ou « idéaux »), paraissent de plus en plus absurdes. Cette perte de légitimité est l'essence même d'une réelle anarchie qui peut déboucher sur n'importe quel mouvement de révolte. Mais ces mouvements sont « endormis » (rassasiés) par « du pain et des jeux » : la satisfaction des besoins primaires et le divertissement. Si un de ces deux piliers tombe, plus rien ne retient la société de sombrer dans l'anarchie violente.

En ce sens, le peuple devient doublement « survivant » : aliéné par une machine qui construit et exploite sa dépendance (besoins fondamentaux nécessaires et besoins psychologiques « nécessaires » - les illusions de l'esprit ont autant de réalité que la souffrance réelle), il est maintenu dans un étant de « survie ». La soumission à l'utile est le symptôme de cet asservissement. La démocratie des travailleurs n'est qu'une organisation et utilisation du peuple comme travailleur.

N'étant toujours pas un réel agent politique, le « citoyen » est en état de survie, sur le bord de l'extinction. Ses excès de violence deviennent des réactions légitimes et presque nécessaire, placé en face d'un système qui le nie, l'ignore et travaille fort pour l'asservir.

Malheureusement pour l'histoire des idées et la philosophie, toute cette gestion sociale se réclame justement de la philosophie : elle est foncièrement utilitariste, même si elle n'en est qu'une expression primaire. L'utilitarisme pragmatique, matérialiste - sensualiste, de Jeremy Bentham se serait imposé comme idéologie morale - au sein des démocraties modernes.

Terminons sur cette note : une autre tendance totalitaire revient souvent chez les analystes de la démocratie : la tyrannie de la majorité. C'est une critique légitime du bien fondé du principe même de la décision en démocratie, où le critère de raison pratique revient à l'opinion d'une majorité. Mais cette critique ne vaux que pour le processus décisionnel, lorsque celui-ci est démocratique. Lorsque la démocratie est devenue technocratie, la tyrannie de la majorité prend une tout autre forme : c'est la tyrannie de l'intérêt majoritaire.