lundi 12 décembre 2011

Méditations.


NOTE : voici le premier jet d'un essai sur la question du corps que je projette éventuellement de publier dans la revue Philosopher. Ce serait ma première publication et je suis conscience de la ré-écriture nécessaire à l'élaboration d'un texte clair et lisible. Je demande votre aide pour cerner les obscurités, incohérences et impertinences de ma pensée pour l'améliorer. Tout commentaire, suggestion et critique est la bienvenue! Merci d'avance!

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Je ne sais plus trop depuis quand la philosophie occidentale s'est dissociée du corps. Ce qui est certain, c'est que c'est le fruit d'une intellectualisation de notre pratique et de notre vie qui semble venir d’une déformation professionnelle liée à l’enseignement. Au-delà de cette erreur, nous retrouvons chez nos plus grands sages un souci aigu de la relation entre le corps et l'esprit qui n'aboutit pas à une intellectualisation du corps, mais à une diététique personnelle bien concrète.

Cela fait déjà quatre ans que je travaille sur ma posture et ma structure physique dans une pratique philosophique concrète qu’on peut justement nommer diététique : le Taiji. Cette pratique est indissociable d'un travail sur l'esprit puisqu'il ne se réalise qu'à travers une perspective méditative. Il en suit que tout ce travail se fait à travers la conscience de soi, ce qui est éminemment phénoménologique. Devais-je me surprendre de retrouver chez Emmanuel Kant une réponse au dualisme des substances (pensée-étendue) qui rejoigne les constatations issues de mes contemplations et de mon travail sur mon corps et mon esprit? Je tâcherai de recentrer la philosophie sur sa pratique concrète dans notre vie personnelle, comme une diététique, c’est-à-dire une réappropriation du corps par l’esprit.

Je me dois pour commencer de citer le Manuscrit sur la diététique d’Emmanuel Kant : « On voit aisément que la diététique est une philosophie […] pratique […], la seule qui permette à chacun d’être son propre médecin - et chacun doit l’être, parce que si vous ne l’êtes pas, personne d’autre ne pourra l’être pour vous. » (Kant, Écrits sur le corps et l’esprit, tr. Chamayou. GF Flammarion, p. 165-166.) Je vous y renvoie pour approfondir le sens et l'importance qu'il donne à cette « médecine négative » qu'il associe à la philosophie stoïcienne. La diététique particulière dont j'entreprends le court essai ne se basera pas comme un commentaire de philosophies anciennes, auquel cas nous demeurerions dans l'intellectualisation, et donc la fuite, de la pratique réelle qui nous concerne en tant que philosophes. Je tiens ici à parler de méditation, suivant les conseils de Descartes :

« Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses; et je crois que c'est principalement en ceci que consistât le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses; et ils disposaient d'elles si absolument qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent. » (Discours de la méthode, III, GF Flammarion, 2000, p. 59).

Lorsque nous méditons, nous saisissons le corps comme une réalité plutôt extérieure, tandis que la pensée apparaît comme une réalité et une vie intérieure. Cette saisie semble rejoindre Kant lorsqu’il affirme : « Je suis, en tant que pensant, un objet du sens interne et m’appelle âme. Ce qui est un objet des sens externes s’appelle corps. » (Kant, CRP, III, 263, Éditions Gallimard, p. 353.) Je ne commenterai pas la conception kantienne de cette dualité phénoménologique, me servant plutôt de l’occasion pour communiquer mon expérience personnelle de la méditation.

Il est peut-être naturel que l’intellectuel en nous s’identifie justement à la pensée, à l’âme, au « je », réduisant ainsi l’importance du corps sur sa réalité pleine et entière. Cependant, à pousser la méditation, un certain nettoyage vient « purifier » nos représentations intellectuelles sur le rapport entre le corps, l’âme et l’esprit qui définissent certaines identités rarement questionnées.

La première illusion qui se voit nettoyée est justement cette identité que nous plaçons dans cette vie intérieure qu’est la pensée. Nous laissons tellement notre intellect mener et gérer notre vie qu’on vient tout naturellement à s’identifier à lui et tout notre ego s’érige sur sa volonté à dominer la réalité. Comment ne pas être l’esclave d’un tel maître? Cependant, les pensées passent et tiennent bien plus du vent que de l’eau ou du feu. C’est pourquoi avoir un esprit méditatif n’est pas une perte dans les pensées ; c’est plutôt une perte de la pensée : elle se calme et se tait dès lors que nous l’ignorons pour un temps. À ce moment, notre esprit peut réellement se reposer et contempler la réalité qu’elle masquait.

Ce qui émerge à un esprit méditatif est le fait corporel, ce que nous disions être la réalité extérieure, c’est pourquoi il serait juste de dire que le corps est plus fondamental que la pensée. Nos sens nous renvoient des perceptions diverses déconcentrantes, accrochant notre attention comme nos pensées cherchent constamment à le faire comme un enfant roi mal sevré. Mais le fait qu’elles soient extérieures coupe toute possibilité d’identification autre que celle aux sens mêmes. Toutefois, à persister la méditation, un ensemble de réalités fondamentales surgissent.

Il y a premièrement la douleur et le malaise. Ce ne sont pas des réalités proprement extérieures. Elles viennent d’un sens interne qui n’est toutefois pas celui de la pensée. En fait, la douleur nettoie efficacement toute pensée. Pourtant, qu’est la douleur découverte par la pratique de la méditation? De mon expérience, la première douleur fondamentale est liée à la structure de notre corps, donc notre posture. Je tiens pour opinion que c’est une découverte fondamentale sur la nature de notre être concret. C’est à juste titre qu’on ressent alors notre corps comme une prison, une masse lourde et malaisée ; un vrai fardeau. Pourquoi?

Nous nous décourageons souvent à cette étape de la méditation, puisque nous n’avons que la douleur à nous approprier et identifier. Cependant, c’est à ce moment qu’un vrai travail sur notre être commence : une réappropriation du corps par l’esprit (et non la pensée). Lorsque nous étudions, à sueur de courage, la douleur qui nous submerge lors de méditations prolongées, une réalité encore plus fondamentale surgit et celle-ci devient notre guide pour la vie : la respiration.

Cela peut sembler banal puisque la respiration s’impose comme une évidence de notre expérience consciente au point de la perdre totalement de vue. Pourtant, la respiration est le moteur de notre existence. L’ensemble de nos réalités et identités s’édifient autour et par elle. Si le corps nous apparaît un fardeau, c’est pour la respiration que nous sommes. La posture et la structure de notre corps emprisonne et empêche notre respiration de s’étendre. À suivre, ralentir et étendre notre souffle, nous redressons petit à petit l’édifice. C’est souffrant, et long, mais c’est le meilleur et le seul moyen de prendre réellement possession de notre corps et de le « transcender ». Je dois me taire car j’arrive à l’horizon de mon expérience.

Il fait noter que plus la respiration s’étend, plus l’esprit se libère et se clarifie : la conscience et l’attention ne se laissent plus dominer par les pensées vagabondes. Celles-ci même peuvent alors recevoir l’ordre et l’attention nécessaire pour communiquer et approfondir clairement le monde de l’entendement.

Une constante demeure à travers l’ensemble de ce processus : la conscience. À travers ces voyages méditatifs, la conscience se purifie de plus en plus des couches qui viennent s’y déposer inconsciemment. C’est à juste titre qu’on apprend ainsi à se connaître tel que nous sommes et non tel que nous voulons être. J’ai comme philosophie que notre volonté ou notre intention ne peut réellement s’exprimer que libérée des illusions et prétentions sur nous-mêmes. Mais je découvre qu’elle doit se libérer aussi du corps et ceci ne peut se faire par une abstraction de celui-ci, qui serait contraire à toute lucidité et sagesse. Non, la seule libération possible passe par un travail de la conscience à travers le corps, lui enlevant toute lourdeur et tension ; par un travail du corps par la respiration. La respiration, le souffle, est l’esprit incarné, et je dis cela sans aucune auréole religieuse. C’est une vérité toute banale qui n’a aucun besoin de recevoir une réalité intelligible. Il faut simplement le vivre. C’est à juste titre que la pensée peut devenir le tombeau de la vie…

Cette humble communication n’avait peut-être d’autre but que de nous remettre en contact avec l’évidence de la pratique philosophique qui ne peut se penser et se vivre sans passer à travers le corps. C'est d'ailleurs avec un sourire que j'accueillis ces paroles de Nietzsche : « Cela décide du sort des peuples et de l’humanité si l’on commence la culture à l’endroit juste, — non pas sur « l’âme » (comme ce fut la superstition funeste des prêtres et des demi-prêtres) mais sur le corps, les attitudes, le régime physique, la physiologie : le reste s’ensuit... » (Le Crépuscule des Idoles, « Flâneries inactuelles », par. 47). Je ne cherche pas à en faire un projet culturel ou humaniste ; ce doit avant tout être un projet personnel comme le sera toujours à juste titre l’amour de la sagesse.

1 commentaire:

  1. Pour le moment, je me contenterai de dire que ma curiosité est piquée...

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